« Le
6 février (1945) a eu lieu à Lyon une rencontre de foyers de rapatriés. Son but
était d'examiner les difficultés qui peuvent exister dans les ménages de
rapatriés, concernant la reprise de la vie commune ainsi que les remèdes
indiqués pour une réadaptation normale à cette même vie.
PREMIÈRE PARTIE. - LES FAITS
Illusions et réalités.
Voici
les conclusions de cette rencontre : Il semble que 95 % des foyers de rapatriés
se heurtent à des difficultés de réadaptation. Difficultés plus ou moins
différentes, plus ou moins graves, suivant le tempérament de chaque époux,
suivant l'évolution physique et morale de l'un et de l'autre durant l'absence,
suivant le temps depuis lequel le prisonnier est rentré.
En
fait, il ne faut ni s'illusionner ni se désespérer. Un foyer chez qui l'entente
était normale avant-guerre et dont les deux époux sont restés fidèles l'un à
l'autre pendant l'absence, arrive toujours à surmonter les obstacles de la
réadaptation à la vie commune.
Ceci
a été constaté par tous les foyers présents et il est bon qu'on se le dise pour
ne pas créer un état d'esprit tendant à faire croire aux prisonniers et à leur
femme qu'il leur sera très difficile de reprendre harmonieusement leur vie
conjugale et familiale au moment du retour.
Dans l'ordre physique.
Les
difficultés qui ont été constatées sont d'ordre physique tout d'abord.
Ne
traitons pas la question de la maladie (tout prisonnier doit se défier des
premiers mois du retour où, peu à peu parfois, se manifestent des maladies
auxquelles il ne songeait pas) ni celle du régime alimentaire et de la
rééducation de l'estomac. Le prisonnier en Allemagne vivait « au ralenti ». Son
activité physique dans les grands camps (oflags et stalags) était à peu près
nulle ; quelques instants de gymnastique ou de sport lui en donnaient seulement
l'illusion. Dans les Kommandos d'industrie et de villes, les alertes
incessantes des deux dernières années réduisaient son travail à quelques
heures, parfois quelques minutes, entre de longs séjours dans les abris.
Partout, même en culture, il n’oubliait pas le principe : en faire le moins
possible pour les Allemands, qui d'ailleurs ne donnaient guère l'exemple d'une
activité fébrile. À la moindre indisposition, il se dispensait du travail.
Il
rentre, vieilli de 5 ans, souvent affaibli par les restrictions d'une dernière
année sans colis, sous les bombardements affolants, vidé parfois par les
derniers déplacements, toujours miné par l'ennui, les soucis, le culte de la
paresse. Déshabitué de la marche à pied ou à vélo, il trouve bien rudes les
côtes de notre Massif Central. Au travail il est fatigué tout de suite.
Volontiers, il s'allongerait des heures entières sur un lit, pendant le jour,
comme il faisait naguère. Il quitte brusquement une vie d'où étaient bannis le
souci du pain quotidien et la charge de faire vivre d'autres que lui, où les
démarches administratives ne préoccupaient que les hommes de confiance ou les
chefs de camp. Il retrouve une vie plus compliquée qu'avant-guerre : les
salaires sont bas, il faut chercher une situation en rentrant, se soumettre à
la multiplication des mesures de contrôle, se reconnaître dans les tickets de
tous genres, dans le coût de la vie qui a augmenté de la façon la plus
irrégulière, et jusque dans la nouvelle monnaie.
Cela
même qui n'a pas changé le choque parfois. Ne prenons exemple que chez le
paysan. Le paysan aveyronnais risque de manifester sa surprise devant le désordre,
l'encombrement et la vétusté des nombreuses maisons de nos campagnes, devant
l'organisation rudimentaire de nos étables, devant la saleté et le défaut
d'hygiène des cours, des étables, des poulaillers, devant l'absence de douches
et de cabinets.
Il
peut regretter ces grandes et moyennes exploitations pourvues de toutes les
machines agricoles. Obligé de refaire à la main une grande partie de son
travail qu'il a. fait pendant 5 ans avec des machines agricoles, il peut
éprouver une désaffection pour sa terre, qui, jointe à d'autres causes plus
graves, accélérera la désertion des campagnes. S'il en retire seulement un
désir d'amélioration et d'hygiène, tout est pour le mieux ; mais il peut se
heurter d'une part à l'incompréhension, de l'autre à l'impossibilité de
réaliser ce qui exigerait la main-d'œuvre plus nombreuse qui existait en
Allemagne. La conséquence inévitable est une baisse de tension vitale constatée
par tous, sinon aussitôt le retour, du moins quelques semaines après ; c'est le
« coup de bambou » du rapatrié. On ne réagit plus comme autrefois. On a perdu
l'énergie nécessaire pour faire face, et vite, aux multiples changements
d'activités de la vie quotidienne. Si l'on veut caractériser l'état dans lequel
le rapatrié se trouve, il faut parler, semble-t-il, de convalescence. Du
convalescent, il a les jambes molles et ce besoin constant de s'asseoir après
le moindre effort. Du convalescent, il a cette lenteur dans l'action en même
temps que cet étourdissement devant la vie moderne et son rythme accéléré.
Pendant 5 ans, sa vie se résume en deux mots : attendre et rêver. Il pouvait
écouter sans se lasser conférences, théâtre, concerts, se livrer à
d'interminables lectures et causeries, tromper son ennui dans de petits travaux
manuels d'une patience infinie. Il n'était jamais pressé. A présent il faut se
hâter, il faut vivre.
Enfin,
la grosse majorité des rapatriés fait preuve d'une irritabilité manifeste. En
captivité, on a subi des contraintes de toutes sortes : difficulté pour
s'exprimer tout le long du jour avec les étrangers que l'on côtoie, manque de
confort, absence de distractions, de détente nécessaire. Lorsque le prisonnier
rentre, la liberté le délivre de ces contraintes. Ses réactions nerveuses
peuvent exploser sans entrave. Tout ce qui fait obstacle au calme, à la
tranquillité dont il a besoin : les cris du bébé qui pleure, le ton aigu des
conversations féminines, le hérissent facilement. Toute contradiction lui pèse.
Il veut qu'on l'écoute et qu'on lui obéisse. Il s'impatiente pour des riens.
Dans l'ordre psychologique et moral.
Au point
de vue psychologique et moral, d'autres difficultés se manifestent :
Le
prisonnier revient plus rude. Il a fait partie pendant des mois d'une
communauté uniquement masculine et fermée. On a parlé à ce sujet de « civilisation
sans femmes ». Loin de toute présence féminine conjugale, il a reporté en
partie le besoin d'affection qu'il éprouve sur le petit groupe d'amis qu’il
s'est constitué. Dans ces groupements d'hommes, la tendresse se transforme en
amitié et cette amitié se manifeste de manière plus dépouillée qu'à l'intérieur
d'un foyer. Le prisonnier a perdu l'habitude de la finesse, de la sensibilité
féminine, de la naïveté enfantine. Sa mentalité, dans les grands camps, a perdu
tout contact avec les moyens d'expression particuliers aux femmes et aux
enfants. De plus, il s'est accoutumé à une vie dure où les précautions à
prendre avec les choses et les gens, avec le mobilier comme avec l'entourage,
n'existent plus guère. Il a perdu un certain sens de la civilité en même temps,
qu'il a retrouvé une veine un peu brutale de franchise sans détour, mais qui
dégénère parfois en sans-gêne dans les manières. Par contre, il est devenu
gauche et réservé dans ses manifestations de tendresse.
Que
le prisonnier soit conscient ou non de son attitude, il revient avec une
mentalité de revendicateur. Elle prend corps en tout cas dès les premiers
contacts qu'il a avec la vie du pays. Il rentre et il espère être regardé comme
un centre d'intérêt, sinon comme un héros qui a vécu une aventure que n'ont pas
connue ceux qui l'entourent. Il revient avec la volonté de faire quelque chose
pour les camarades. Depuis l'arrivée des travailleurs du S. T. O., il savait
bien que le français n'avait pas changé. Il n'avait plus d'illusion sur la
Révolution nationale et se disait qu'il n'allait pas retrouver un pays meilleur
qu'auparavant. Mais il est surpris de ne pas voir réalisés les rêves
d'amélioration qu'il savait en partie faux. Il n'est pas encore adapté à ce
qu'on lui avait dit et il s'en trouve choqué. En Allemagne, les toilettes et
les fards étaient presque inconnus : il en voit ici partout. Il sait qu'on n'a
souvent pu obtenir des colis et de l'argent pour les prisonniers qu'à force de
séances récréatives et même de bals ; il trouve ces « générosités » bien
faibles à côté de son épreuve. Il s'aperçoit vite que ses compatriotes ont très
peu pensé à lui pendant son absence, que l'on n'a pas de prévenances spéciales
à son égard, que l'on continue à vivre en oubliant peu à peu ceux qui ont été
en captivité. On s'intéresse sans doute à lui, mais le prisonnier et le civil
se rendent compte rapidement que, de part et d'autre, il faut de la bonne
volonté pour écouter les bavardages de l'interlocuteur. Ce que le prisonnier
racontait à ses camarades et qui les intéressait n'intéresse pas le civil ; ce
qui répond aux préoccupations des civils et dont ils discutent entre eux à
longueur de journée est étranger à l'état d'esprit des prisonniers. Chacun en
écoutant l'autre a l'impression de se trouver devant un spécialiste de
questions qu'il n'arrivera pas à comprendre pleinement, cette impression que
les prisonniers éprouvaient souvent quand ils parlaient à des civils allemands
ou que nous éprouvons tous, en causant avec des hommes d'une autre génération. Seuls
certains centres d'intérêt sont communs et ce sont toujours les mêmes questions
auxquelles doit répondre le rapatrié. Quelques-unes sont saugrenues et semblent
supposer que le prisonnier, qui n'était pas libre de ses mouvements, connaît à
fond l'Allemagne et toute l'Allemagne. Hitler est-il mort ? lui demande-ton, ou
bien : est-ce vrai ce qu'on dit sur Buchenwald ? On a même demandé à l'un
d'entre nous : « Avez-vous vu Hitler ? »
Le
civil généralise à outrance les déclarations des prisonniers ; il y relève de
multiples contradictions ; il a de la peine à admettre que le sort du captif
présentait une énorme diversité, depuis la vie de famille chez certains
employeurs, jusqu'à un véritable bagne dans certaines fabriques.
On
aime généralement à le féliciter sur sa « bonne mine », et ce qui n'est
quelquefois qu'une formule de politesse, comme on l'emploie pour rassurer un
malade, prend aux yeux des prisonniers tournure d'insulte ou de jalousie.
On
résume sa déclaration de la sorte : « En somme vous n'avez pas trop souffert !
» sans songer à ce que peut être une séparation totale de 5 ans d'avec ses
parents, ses goûts, son pays, ou même la monotonie épuisante de sa nourriture,
de son travail, de toute sa journée. Il s'aperçoit que la plupart de ceux qui
ont de l'argent continuent à éclabousser les autres de leur luxe, de leur
insouciance, sans se préoccuper de ceux qui sont dans la misère. Il est choqué
par les distractions, par les toilettes, par l'égoïsme qui s'étale partout. D'où,
bien vite, chez beaucoup, une certaine aigreur, un certain ressentiment se font
jour. Le prisonnier n'a aucune indulgence. Il ne comprend pas que l'on ne sache
pas s’entraider, rester uni dans le malheur. Il se sent incompris. Il s'imagine
être de trop dans un monde où il fait figure d'étranger et il manifeste
souvent, les premiers temps, une certaine nostalgie du camp ou du kommando. Certaines
femmes de rapatriés ont noté pourtant que le prisonnier, par certains côtés,
est comme rajeuni. Il aime sortir, s'habiller en jeune homme. Il a besoin de
jouir de sa liberté, de s'extérioriser. Le prisonnier revient également avec
quelques illusions. Il a réfléchi. Il a examiné le passé et bâti des projets
d'avenir. Il a vécu parfois une vie intérieure intense, si le milieu dans
lequel il se trouvait lui en a fourni l'occasion. Mais tout cela de façon un
peu abstraite, très loin de la réalité et des problèmes concrets, sans éprouver
les résistances qu'ils opposent à nos rêves. Par contre, un prisonnier qui a
passé quatre ans, complètement absorbé par le travail manuel, sans possibilité
de s'épanouir humainement, peut revenir hébété, diminué. Il aura besoin d'un
certain temps pour se reprendre. Somme toute, chez les uns et les autres, un
irréalisme qui peut présenter toutes les nuances entre deux cas extrêmes qui
sont heureusement très rares : l'abrutissement et l'exaltation.
L'épouse du rapatrié.
La
femme, elle, aura eu à soutenir durant l'absence du mari une tension constante
contre la vie. Le prisonnier ne s'en rend pas assez compte en captivité. Son
épouse a dû le remplacer pour gagner le pain quotidien, pour assurer
l'éducation des enfants. Elle s'est privée pour lui envoyer des colis. Elle
s'est privée pour les enfants. Elle a lutté pour joindre les deux bouts. Elle a
trouvé très peu d'appui autour d'elle. Parfois même, sa famille ne l'a guère
aidée. Elle s'est heurtée à l'indifférence, à la méchanceté de ceux que le
souvenir des prisonniers, comme celui de toute souffrance, dérange et agace
dans leur vie satisfaite et comblée. Elle a lutté, dans la solitude, pour être
fidèle. Dans bien des cas, matériellement ou moralement, elle a plus souffert
que son mari. Elle a tenu jusqu'à son retour, c'est entendu. Sa résistance
nerveuse l'y a aidée, mais aussi l'a usée. Au point de vue moral, elle s'est
durcie. Elle a dû discuter avec l'employeur, les fournisseurs, les
fonctionnaires, pour défendre ses intérêts. Elle s'est frayé un chemin alors
qu'autrefois elle suivait le sillage tracé par son mari. Elle s'est isolée et
est devenue farouche. Elle a acquis des réactions masculines. Elle a pris goût,
sans s'en apercevoir peut-être, à me certaine indépendance. Le mari avait
peut-être quitté une petite fille qui était soumission totale, insouciance et
gaieté et il va retrouver une femme qui est devenue plus grave, qui s'affirme
en s'opposant que la souffrance a mûrie et peut-être vieillie. En même temps,
elle a accumulé un immense besoin de tendresse. Elle espère retrouver, quand il
reviendra, ces prévenances, cette affection de détail qui ont fait le charme
des premières années de mariage. Elle a besoin d'intimité. Elle a hâte aussi de
donner sa démission de chef de famille et de trouver une détente reposante en
reprenant uniquement son rôle d'épouse et de maman. En général, on note que la
femme du rapatrié a davantage le désir des rapports conjugaux que son mari. D'autres
femmes, par contre, beaucoup plus rares, se sont accommodées facilement,
parfois même avec satisfaction, des responsabilités d'homme qu'elles avaient à
assumer durant l'absence du mari. Elles ont de la peine, lorsqu'il rentre, à ne
plus décider, à ne plus commander. Cette indépendance de la femme séparée de
son époux s'est parfois manifestée, suivant les tempéraments, par de la
négligence dans le ménage, dans la tenue extérieure. La femme n'a plus eu le
courage de faire l'effort nécessaire pour rester élégante, avenante, comme s'il
était là, d'entretenir avec goût l'intérieur, les petits. Parfois, au
contraire, sans mauvaise volonté, du reste, elle s'est organisée sans penser à
s'interroger sur ce qu'il lui conseillerait dans telle circonstance. Elle s'est
habillée, coiffée, elle a acheté tel meuble, elle a pris telle décision pour
l'instruction ou l'avenir des enfants, sans songer qu'il pourrait s'étonner au
retour de n'avoir pas été consulté. Ayant souffert de l'absence de son mari, la
femme du rapatrié a quelquefois tendance à accaparer celui-ci, à être
inconsciemment jalouse de ne pas l'avoir pour elle seule, à se croire reléguée
au second plan quand il rencontre un camarade de captivité, quand il raconte à
d'autres ses souvenirs qu'elle a déjà entendus vingt fois, quand il consacre
une partie de ses loisirs à un organisme d'entraide aux prisonniers. Lui a vécu
une aventure aux épisodes multiples, dont il aime à rappeler les détails
pittoresques. Elle n'a rien à dire. Ses souvenirs sont avant tout intérieurs et
liés à un cadre qui n'a pas subi de transformations notables. La femme la plus
compréhensive ne comprend pas parfaitement ce que le prisonnier a souffert.
Elle s'arrêtera forcément à l'extérieur. Nous avons déjà dit que la réciproque
est vraie de la part du mari.
Vers l'unité.
Le
rapatrié et sa femme se retrouveront donc après des années d'absence et ni l'un
ni l'autre n'apporte de souvenirs communs. Le seul lien qui a maintenu
concrètement leur union a consisté dans les quelques lignes hebdomadaires
réglementaires qui, par crainte de la censure, répétaient chaque fois les mêmes
banalités. On était bien content d'écrire et surtout pour lire la réponse, mais
que mettre sur ces 20 lignes ? Un agrégé de physique disait : « Si j'étais les Allemands, pour simplifier la
tâche de la censure et celle des prisonniers, je donnerais, en guise de
lettres, des formulaires imprimés où il suffirait de biffer les mentions
inutiles. »
Seules,
quelques lettres clandestines de colis ont pu permettre, et seulement à
l'épouse, de parler à cœur ouvert. Il est donc presque fatal qu'on ait oublié
de se comprendre, surtout depuis la suppression de la correspondance après juin
1944. L'unité du foyer est à reprendre, au moins en partie, au retour. Un
effort de compréhension mutuelle est nécessaire. Il est impossible que
l'évolution de chacun des époux, en l'absence de l'autre, ait été absolument
parallèle. Qu'on le veuille ou non, on est passé plus ou moins d'une mentalité
sociale, communautaire, qui est le propre de l'état conjugal, à une mentalité
individualiste, la mentalité de célibataire qu'on avait avant le mariage. On
parle de lune de miel quand on songe au retour. Gardons le terme et l'espérance
qu'il évoque chez le prisonnier et sa femme ; ajoutons simplement que c'est une
lune de miel entre deux mariés qui se retrouvent moins jeunes, moins
résistants, moins spontanés et qui auront besoin de prendre plus de précautions
qu'autrefois l'un envers l'autre, afin de constituer de nouveau un seul corps
et une seule âme.
Les enfants.
Il
reste à signaler les difficultés qui peuvent provenir des enfants nés avant la
captivité ou quelques mois après dans les ménages de rapatriés.
Les
foyers présents à la réunion ont tous et très spécialement insisté, surtout les
papas, sur ce point précis. La mère, en l'absence de son mari, a reporté tout
son dévouement et sa tendresse sur ce petit qui a pris une place prépondérante
dans ses préoccupations. C'était, pour elle, le souvenir, la présence vivante
de celui qui n'était plus là. Sans doute, elle a fait tout ce qu'elle a pu, et
avec amour, pour entretenir chez l'enfant la pensée et l'affection du père.
Tous les soirs on a embrassé la photo. On a écouté Maman qui raconte ce que
fait l'absent, ce qu'il faisait avant la guerre. Pourtant, l'image du morceau
de carton, ce n'est pas la même chose qu'un papa en chair et en os. L'enfant
s'est constitué, dans sa petite tête, une représentation idéale de cet être
qu'il ne connaît pas ou qu'il ne se rappelle plus. De plus, la mère n'a pas eu
toujours la fermeté nécessaire dans l'éducation. Elle a été faible. L'enfant
s'est habitué peut-être à être un peu gâté. Le père revient. L'enfant a grandi.
Quel que soit l'âge qu'il avait au moment du dernier départ, cinq ans ont
profondément modifié le garçon ou la fillette. Ceux qui étaient à l'âge
prépubéral sont devenus des adolescents, de petits hommes ou de petites femmes.
Ceux qui étaient des poupons vagissants ou qui n'avaient pas encore fait leur
apparition à la lumière sont devenus des bambins solides sur leurs jambes, qui
bavardent et qui résistent. Le père n'a rien vu de l'évolution lente qui a
abouti à ces transformations. À propos des enfants nés durant l'absence des
prisonniers, tous notent qu'ils ont eu l'impression de trouver une figure
nouvelle au foyer, un être inconnu qui ne leur appartient pas, qui ne fait pas
partie de leur univers sensible. Ils ont de la difficulté, même après quelques
mois, à s'imaginer que cet enfant est bien à eux. D'où, une tendance à être
plus sévère à son égard, à lui témoigner un certain ressentiment de vous
décevoir, de n'avoir pas attendu votre retour pour pousser et se développer. De
plus, la nécessité de reprendre en mains l'autorité, l'irritabilité, notée chez
le rapatrié, tout cela va former un complexe qui influe beaucoup sur le
comportement envers l'enfant. Ce dernier se heurte donc à un être réel qui
prend des décisions, des sanctions, parfois brutales, à son égard, à quelqu'un,
par-dessus le marché, qui vient se mettre en tiers entre sa mère et lui, qui
lui dérobe une partie de la tendresse qu'elle lui manifestait. On note, mais
rarement, de dures réflexions d'enfants qui sont capables d'être la cause de
froissements sérieux entre les époux : « Maman, ton mari t'appelle ». — « Quand
est-ce qu'il repartira, le Monsieur ? » - « On était bien plus tranquille,
quand il n'était pas là ! »
Difficultés accessoires.
Si
on ajoute à l'ensemble de ces difficultés celles qui peuvent venir du point de
vue pécuniaire ou du point de vue du travail de la femme, celles qui peuvent
venir aussi de l'indiscrétion, de l'accaparement que l'entourage familial,
parents ou beaux-parents, peut manifester à l'égard du rapatrié, on aura fait
le tour, semble-t-il, de tout ce qui a été signalé durant cet échange de vues.
Notons
que dans certains foyers la gêne est plus grande après le retour qu'avant. La
femme touchait allocations, parfois salaire de son mari. Ce dernier rentre,
tout cela est supprimé et il y a une personne de plus à nourrir et à
entretenir. Certaines femmes sont obligées de se mettre à travailler après la
rentrée de leur mari. Enfin, les heures de travail de la femme ne correspondent
pas toujours à celles du mari, quand celui-ci a retrouvé un emploi, et la
séparation semble ainsi se continuer entre deux êtres qui aspiraient tant à se
retrouver. »
[1] Article publié
dans une brochure intitulée « Nos
rapatriés » et éditée en 1945 par l’Aumônerie des Prisonniers et
Déportés, 16 avenue Tarayre, 12 Rodez. Avec l’aimable autorisation du service
des archives du Diocèse, nous reproduisons ici ces quelques pages qui à elles
seules donnent un aperçu d’époque, assez concis et réaliste sur la réinsertion
du rapatrié dans sa famille et dans la France de l’après-guerre.